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Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés

Texte Kossi Efoui – conception et mise en scène Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, dans le cadre des Zébrures d’automne / Les Francophonies – Des écritures à la scène, au CCM Jean Gagnant de Limoges – un spectacle France/Togo.

© Christophe Péan

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est né de l’interaction entre trois artistes togolais vivant en France : l’auteur et dramaturge Kossi Efoui – que nous avions présenté en parlant de son roman autobiographique, Une Magie ordinaire, cf. notre article du 30 août 2023 -, le directeur de la Compagnie Gakokoé qu’il fonde à Montbéliard en 1998, Marcel Djondo, ici co-metteur en scène du spectacle avec Gaëtan Noussouglo, également conteur et comédien.

Au point de départ, les metteurs en scène commencent une recherche sur la notion de corps dispersés et de deuils impossibles, concept qui les hante et que toutes les religions du monde abordent, concept que l’on trouve au Togo dans les rituels. Ils mènent des enquêtes et une réflexion sur le sujet pendant plus de deux ans.

Puis ils associent leur compatriote et ami de jeunesse Kossi Efoui pour élaborer avec lui la démarche de mise en scène à partir d’une écriture au plateau. Il connaît parfaitement le théâtre qu’il a pratiqué comme acteur et musicien. Pour Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, par son écriture Kossi Efoui a changé le cours du théâtre africain. Leur talent est alors de réunir une distribution brillante, singulière et complice avec des acteurs qui soient aussi danseurs et musiciens. Metteurs en scène en duo, ils travaillent en miroir. Quelque temps plus tard et après une recherche de production toujours délicate, ils trouvent les acteurs qui porteront le projet avec eux : Florisse Adjanohoun du Bénin ;  Roger Kodjo Atikpo et Anani Gbeteglo, du Togo, le premier conteur et joueur de kora, le second, grand percussionniste ; Bowokabati Eustache Kamouna, guitariste togolais hors pair ; Odile Sankara, grande actrice burkinabé, sœur cadette de Thomas Sankara, qu’on a notamment vue dans le rôle de Médée qu’elle portait avec puissance et majesté dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli – Béno Kokou Sanvee, conteur et musicien, doyen des acteurs togolais qui a beaucoup compté pour l’approche du théâtre et la formation des deux metteurs en scène, et qui leur a servi de modèle.

Ensemble, ils inventent sur le plateau la définition du Théâtre du souffle, chère à Kossi Efoui et travaillent par improvisations et enquêtes jusqu’à l’élaboration d’un texte qui convoque la mémoire, les mythes et le présent pour exorciser l’avenir. Il nous conduit sur les chemins du théâtre dans le théâtre selon le scénario suivant : le metteur en scène d’une compagnie renommée qui avait éclaté et s’était dispersée, rappelle, dix ans plus tard, ses comédiens pour concevoir un nouveau projet et remettre à flots la machine théâtrale. Il leur propose de se plonger dans la grande mythologie d’Isis et d’Antigone. Tous répondent présent. Metteur en scène et acteurs-musiciens-danseurs se confrontent alors à la ligne de fracture entre fiction et réalité, et aux abysses de la mythologie tant égyptienne que grecque.

© Christophe Péan

Dans la mythologie, fille de Nout et de Geb, sœur et épouse d’Osiris, Isis a l’apparence d’une femme portant sur la tête un trône, signe hiéroglyphique servant à écrire son nom ou parfois, ressemblant à Hathor, elle est coiffée d’un disque solaire inséré entre deux cornes de vache. Symbole de l’épouse fidèle et protectrice des enfants, elle apporte sur terre la civilisation. Elle est aussi magicienne et rassemble le corps démembré de son époux auquel elle redonne vie avant d’engendrer Horus. La représentation d’Isis allaitant Horus a inspiré l’iconographie chrétienne copte de la Vierge à l’enfant, son culte se diffuse dans l’ensemble du monde méditerranéen. Sophocle lui, utilise le personnage d’Antigone dans la tragédie qu’il relate vers 441 avant J.C. pour plaider contre la tyrannie et soutenir les valeurs démocratiques attachées à Athènes. Mythes et tragédies forment ainsi le socle de la pièce ré-interprétée par Kossi Efoui. Le spectacle évoque la mort, la représentation de la mort et l’art – « Si on n’enterre pas nos morts, ils viennent hanter les vivants » en est le leitmotiv -. À la frontière de différentes techniques théâtrales incluant conte, mime, masques, marionnettes, chant, musique et danse, au-delà de la profondeur du sujet, le spectacle évoque la vie.

© Christophe Péan

Il débute avec le souffle, le bruit du vent et l’arrivée de personnages masqués de blanc, qui, à l’aide de lassos, transpercent l’air et sont le vent. Sur un podium côté jardin, le chef d’orchestre et metteur en scène de la troupe, chante dans sa langue, peut-être l’éwé ; au centre, des instruments de musique et porte-manteaux où sont accrochés quelques costumes, robes et tuniques pour des changements de costumes qui se feront à vue ; de chaque côté de la scène des paniers remplis de baguettes de bois, figures effigies qui sortiront à la fin pour une danse des absents, des morts sans sépulture ; une scénographie simple et efficace de Koko Confiteor Dossou dans des lumières de Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou. Un mystérieux cercueil tiré par les acteurs traverse la scène et pivote sur lui-même. Des rituels infernaux et un langage énigmatique se mettent en place. « Poisson lune, la nuit tombe pour toi… » Arrive le joueur de kora, qui commence à jouer ouvrant sur un duo chant/kora : « Je suis là, j’ai répondu à ton appel », puis un par un s’avancent les comédiens-musiciens avec leurs instruments : guitare, percussions, saxophone pour le metteur en scène qui ne quittera son estrade qu’à la fin du spectacle.

Arrivent les femmes dans l’exubérance et tous les acteurs-actrices de la troupe, se retrouvent, comme ils se rencontraient dix ans auparavant, rappelant le titre des pièces qu’ils avaient interprétées ensemble et se remémorant quelques séquences de jeu clownesque, percussion, calebasse, bruitage, nez rouge, comme une séquence de Commedia Dell’Arte dans laquelle les acteurs excellent. Le projet proposé par le metteur en scène : « Travailler sur du théâtre classique en y ajoutant les problématiques d’aujourd’hui, quelque chose de bien dosé, pimenté… » Ils vont d’abord « chevaucher la langue du conteur » et dire l’histoire d’Antigone, formant un chœur, des chœurs de différents formats, chantant et psalmodiant. On désigne Créon et on l’habille. Il impose son autorité pour faire régner son nouvel ordre, autocratique.

© Christophe Péan

Brièvement est ensuite contée l’histoire d’Isis et Osiris, leurs épousailles, le cercueil d’Osiris jeté dans l’eau du Nil, puis récupéré et trainé à travers la ville, prêtant à certains rituels et troublant l’ordre public, en écho avec le nom des disparus dans l’histoire contemporaine, autre fil rouge du spectacle. « Je vois des corps en décomposition » chante le chœur. Rituels, chasubles blanches, chants et instruments se mettent en place : « J’appelle… » suit le nom du disparu, jusqu’à celui de Thomas Sankara dont l’assassinat est relaté sur un solo de guitare. « Reviennent les fantômes de l’ancien temps. » Le langage devient métaphorique… « Les arbres sont… des corps sans sépulture… et chacun est une personne disparue ». Tremblements. Transe. Les acteurs jouent un nouvel intermède burlesque, dans la transgression, l’humour, la distance, la ruse. Le metteur en scène les suit, commente et intervient. Les chants se répondent jusqu’au solo du metteur en scène. Rien n’est oublié dans le texte qui évoque aussi le rôle de l’auteur et de la littérature, l’arrivée de la censure interdisant la pièce. Les acteurs demandant des comptes et faisant déguerpir la censure, font savoir que « les temps ont changé » et que la pièce se jouera.

© Christophe Péan

Alors tombe une sorte de communiqué de presse qui fait encore évoluer le cours des choses et remet l’Histoire au centre de la scène :  on retrouve des ossements là où une splendide villa avait été construite, probablement sur un ancien lieu de détention, gardé secret. Car le temps parle et on se trouve face à des disparus qui n’ont pas eu de sépulture. Une manifestation géante se prépare pour leur rendre enfin justice, tandis que les pouvoirs publics engagent à rentrer chez soi et à ne pas convoquer les fantômes. Peine perdue, la manifestation se présente comme une performance-installation où, devant un cercueil grand ouvert, sont nommés chacun des disparus, représentés par un objet totem que chaque acteur dépose respectueusement dedans, objets qui, dès le début du spectacle se trouvaient dans des paniers, à l’avant-scène et qui ont accompagné le spectacle. Cette cérémonie des absents, entérinée par le geste symbole d’un pot de terre que l’on casse, donne ainsi à chacun une sépulture.

Un épilogue reprend le récit d’Isis et Osiris conté par le metteur en scène qui quitte alors son espace et revêt le manteau blanc du grand-prêtre, se plaçant au centre de la scène, son saxo à la main. Le rideau noir du fond de scène s’ouvre sur un cyclo blanc, les personnages portant masques et vêtements blancs du premier tableau sont de retour et ressemblent à des pénitents. Une fumée bleue s’élève du plateau et le dernier tableau nous mène jusqu’à l’au-delà en même temps qu’il nous éloigne du passé.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est un texte poétique et métaphorique fort, un travail d’équipe superbe, des talents fous et une belle énergie, tout ici est codifié, de la musique au chant, de la couleur au geste, tout fait sens pour évoquer les absents de l’Histoire, la vie et ses combats.

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Une conversation publique s’est tenue quelques heures avant le spectacle, entre Kossi Efoui et Hassan Kassi Kouyaté, directeur des Zébrures d’automne, autour des écritures de Kossi Efoui, citoyen du monde comme il aime à se nommer car il est à la fois « de là-bas et d’ici… » Hassan Kassi Kouyaté a rappelé les étapes du parcours et les Prix obtenus par son collègue togolais – Prix Tropiques attribué par l’AFD et Prix Kourouma pour Solo d’un revenant ; Prix RFI pour sa pièce, Le Carrefour, en mettant aussi en parallèle son pays, le Burkina Faso, anciennement Haute-Volta. Tous deux parlent des années de post-indépendances, avec leurs belles vitrines démocratiques, « un temps où les utopies fonctionnaient et où tous pensaient qu’on viendrait à bout des dictatures. » Et Hassan Kassi Kouyaté de constater que « les combats d’aujourd’hui s’inscrivent dans la continuité des questions qu’on se posait alors. »

À travers Une Magie très ordinaire (cf. notre article précédemment cité), Kossi Efoui parle du Togo comme d’une fiction administrative, « la vie réelle des populations butant contre ces fictions. » Avec Hassan Kassi Kouyaté il devise sur la langue, l’obligation de la langue coloniale, notamment avec l’interdiction d’exprimer un seul mot dans sa langue maternelle sous peine de punition et d’humiliation. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’éwé, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour et si certains s’y risquaient malgré tout, ils écopaient de ce qu’en Bretagne on appelle le symbole, au Togo le signal, au Burkina-Faso le bonnet d’âne. « La violence parle toutes les langues, la poésie aussi et elle fait échec au projet de domination » précise Kossi Efoui qui évoque aussi les mots de Kateb Yacine, « La langue française, notre butin de guerre. » Il s’agit de résister et d’écrire pour se sauver. Mais « que signifie écrire pour l’Afrique francophone d’aujourd’hui ? » posent-ils tous deux. Kossi Efoui a fait partie du jury pour l’attribution du Prix RFI dans le cadre de l’Université de Lomé et remarque avec intérêt l’entrée des femmes en littérature. Puis il parle de la traduction, qui représente pour lui « un défi parce qu’elle communique une expérience transmissible en d’autres langues, à d’autres humains, une activité continue, un pont, une circulation, tout en reconnaissant qu’il existe des hiérarchies entre les langues. »

Hassan Kassi Kouyaté aiguille ensuite Kossi Efoui sur la notion de marronnage dont ce dernier donne la définition : « Ce sont les esclaves qui fuyaient les plantations et se retrouvaient dans des zones inhospitalières, loin de toute civilisation, en quelque sorte un retour à l’état sauvage. » Il évoque alors l’utilisation de la ruse – qui s’oppose à la force – comme mode de survie, ruse nécessaire à l’esclave pour faire faux bond à ses maîtres compte tenu de l’inégalité du combat. Pour lui, le blues est similaire à l’esprit du marronnage.  « Né d’un fond de souffrance, le Blues dit JE » précise-t-il.

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En conclusion et avant de dire quelques mots sur le spectacle, Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés dont il signe le texte, Kossi Efoui rappelle qu’il appartient à « la première génération d’enfants libres nés dans un pays libre, les années 60 au Togo, après l’Indépendance » portant cet héritage avec lequel il est venu au monde. Ses thèmes de travail portent sur la mémoire et la séparation.

Cette année les Zébrures d’automne – ex Francophonies de Limoges, que pilotent Hassan Kassi Kouyaté fêtaient leurs 40 ans. Lieu de convivialité, de débats, de solidarité et de partenariats, l’édition a accueilli dans différents lieux de la ville des spectacles venant de République Démocratique du Congo, du Togo, du Canada – Québec, Ontario, Manitoba – de France, Belgique, Luxembourg, Suisse, Rwanda et Mozambique. Une édition riche, créative et passionnante, loin des surplombs et par-delà les continents.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec Florisse Adjanohoun, Roger Kodjo Atikpo, Anani Gbeteglo – Bowokabati Eustache Kamouna – Odile Sankara – Béno Kokou Sanvee. Costumes Jeannine Amélé Noussouglo. Scénographie Koko Confiteor Dossou – collaboration technique (chorégraphie) Raouf Tchakondo – création lumières Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou – Accueil en partenariat avec les centres culturels municipaux de la Ville de Limoges, la SACD et RFI. Avec le soutien de L’Institut Français, Togo créatif, Les Francophonies/Des écritures à la scène, Programme ACP-UE Culture AWA, La Commission Internationale du Théâtre Francophone (CITF), African Culture Fund (ACF), le Département du Doubs, la Région Bourgogne Franche-Comté, la DRAC Bourgogne Franche-Comté.

Spectacle vu le mercredi 27 septembre à 20h, au Centre culturel municipal Jean Gagnant, précédé d’une Conversation avec Kossi Efoui animée par Hassan Kassi Kouyaté, à 17h30, à la Maison des Francophonies.

Une magie ordinaire

Roman de Kossi Efoui, publié aux éditions du Seuil en mars 2023, après Solo d’un revenant (2008 – Prix des Cinq continents de la Francophonie), L’Ombre des choses à venir (2011) et Cantique de l’acacia (2017).

Né au Togo en 1962, c’est à l’écriture de pièces que Kossi Efoui se consacre d’abord, après des études de philosophie, happé dès sa jeunesse par le théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes d’Europe et d’Afrique et il reçoit le Prix Tchicaya U Tam’si du Concours théâtral interafricain en 1989, pour sa pièce Le Carrefour. Contraint à l’exil en 1992 en raison de son positionnement politique et de sa liberté de ton, une résidence de création lui permet de s’installer en France. Son premier roman, La Polka, est publié en 1998 et il reçoit en 2001 le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire attribué par l’Association des écrivains de langue française pour son second roman, La fabrique de cérémonies.

Une magie ordinaire est son sixième roman, son récit croise sa vie. Il est au Festival d’Avignon quand il reçoit un coup de fil de son frère – qu’il n’a plus entendu depuis de nombreuses années – lui annonçant l’hospitalisation de leur mère, à Lomé. « Le halo brumeux d’une mélancolie s’est abattu sur moi, m’a ramené dans une région incendiée de mon passé » écrit-il. Au chaos d’Avignon fait place le blanc de l’hôpital en une vision furtive, et son propre vertige. Il se souvient des mots entendus dans l’enfance : « L’hôpital où l’on soigne avec du lait, l’hôpital où l’on enterre les vivants. » Ces appels téléphoniques entre les deux frères, pleins de silences et de non-dits et parlant de la mère, ponctuent le texte, de loin en loin. Ce point de rupture d’une mère qui s’en va permet à Kossi Efoui, tel un revenant, d’évoquer le parcours d’enfance, le regard sur ses proches et la vie là-bas. Le beau visage de sa mère et son élégance tissent l’ensemble du texte, et ses mots prononcés d’une voix de cristal au moment du départ résonnent dans sa tête : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus dans ce pays. » Elle savait qu’il écrivait, qu’il écrirait toute sa vie, qu’il écrirait sur le mensonge.

Le premier mensonge nommé fut celui de la langue coloniale, de l’école post-coloniale qui avait hérité des méthodes de l’école au temps des colonies. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’ewe, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour. Ce thème de l’école lui tient à cœur et l’image de sa mère se superpose à celle de le Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Il découvre ce récit vers quatorze ans, où se pose la question pour son héros, du choix d’aller à l’école coloniale ou à l’école coranique et de mesurer si « ce qu’il apprendra dans la première vaut ce qu’il y oubliera, et si ce que cette école lui donnera vaut ce qu’elle lui enlèvera. »

Il s’identifie à ce garçon lui, l’enfant aux os chétifs, exprimant que le chemin de l’école n’est pas un aller sans retour, « le retour s’appelle la traduction. Traduire, c’est faire dans sa langue et dans la langue d’autrui l’expérience de l’équivalence et du semblable » écrit-il en une belle définition. D’une langue obligée qu’il transforme en un point force il ouvre « la fenêtre de la traduction et de la poésie. » Pour lui la poésie est exorcisme et il rapproche Baudelaire d’une légende bambara.

Le film de la vie repasse à l’envers avec ce qu’on a bien voulu lui dire et ce qu’il a appris, au fil du temps : l’expropriation à la mort du grand-père paternel et les exactions coloniales visibles sur photos, le nomadisme des parents en Côte d’Ivoire au moment des Indépendances, l’accident qui avait failli lui coûter la vie quand il était bébé, les difficultés de santé du père et l’accompagnement de ce père mourant quand il a dix-sept ans. Il apprend la précarité, l’injustice, les gens des en-haut, les gens des en-bas. Il parle de son adolescence passée à la recherche de modèles, de l’angoisse du sommeil, de son amour pour les parures, de métamorphoses. Il évoque le vrai-faux coup d’état entre le Ghana pays siamois et le Togo, dans son cortège de violences. Il reste suspendu aux chants de sa mère, découvrant même qu’elle fut un temps cheffe de chœur. « Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures. »

Par Une magie ordinaire, Kossi Efoui rend un magnifique hommage à sa mère. Il confesse que tout ce qu’il a écrit et publié est en fait « le prolongement d’un jeu en forme de conversation en deux langues » avec elle.  C’est un livre musical, plein de tendresse et de poésie, une chanson douce dans un pays « au parfum de terreur », un récit de vie plutôt qu’un roman.

Brigitte Rémer, le 30 août 2023

Publication aux éditions du Seuil le 3 mars 2023. 160 pages. (17.50€ ) – site : www.seuil.com